MARTHE ROBERT ET ALEXANDRE VIALATTE
ÉDITION PRÉSENTÉE ET ANNOTÉE
Œuvres
complètes
TRADUCTIONS PAR CLAUDE DAVID,
PAR CLAUDE DAVID
KAFKA
II
GALLIMARD
Toua droits de traduâion, de reproduâion et d'adaptation réservés pour tous les pays.
© Schocken Books Inc. New York City, U.S.A.,
pour le texte allemand.
© Editions Grasset, 19 4,
pour les textes tirés du Journal.© Éditions Gallimard, 1938, 1948, 19 jo, 19) 7,
pour la tradultion française des romans contenus dans ce volume.Hochzeitsvorbereituneen auf dem Lande
© Schocken Books Inc., New York, U.S.A., 19 j j,
Published by arran ement with Schocken Books Inc, New York.
© Éditions Gallimard, 19;j, pour la traduâion française.
© Éditions Gallimard, 1980, pour l'ensemble de l'appareil critique.
ET FRAGMENTS NARRATIFS
RÉCITS
LA FENÊTRE SUR RUE
Quiconque vit abandonné et voudrait cependant, çà ou là, lier quelque relation, quiconque, en face des chan- gements que lui imposent les heures, les saisons, le métier ou toutes autres circonstances, veut trouver un bras, un bras quelconque auquel se tenir celui-là ne pourra pas se passer longtemps d'une fenêtre sur rue.
Et même s'il en eSt au point de ne plus rien chercher, même s'il n'esT: plus qu'un vieil homme recru de fatigue qui s'appuie à sa fenêtre et promène ses yeux entre le public et le ciel, la tête un peu rejetée en arrière, sans plus rien vouloir, les chevaux l'entraîneront cependant dans leur cortège de voitures et de bruit, pour le replon- ger enfin dans le concert des hommes.
Traduaion Claude David.
Récits et fragments narratifs
DESCRIPTION D'UN COMBAT
Vers minuit, quelques personnes commencèrent déjà à se lever, s'inclinèrent, se serrèrent les mains, dirent qu'elles avaient passé une très bonne soirée; puis, en fran- chissant la grande porte ouverte, elles passèrent dans le vestibule pour y prendre leurs vêtements. Debout au milieu de la pièce, la maîtresse de maison faisait de vives révérences, tandis que dans sa robe se creusaient des plis délicats.
Assis devant un petit guéridon aux trois pieds raides et minces, je trempais les lèvres dans mon troisième verre de Bénédictine et en buvant je contemplais la petite provision de pâtisseries, que j'avais moi-même choisies et empilées sur mon assiette, car je les trouvais d'un goût délicieux.
C'eSt alors que ma nouvelle relation s'approcha de moi et, souriant distraitement de l'occupation dans laquelle il me voyait plongé, il me dit d'une voix trem- blante « Excusez-moi de venir ainsi vers vous. Mais, jusqu'à présent, je suis reêté assis tout seul dans la pièce voisine avec ma petite amie. Depuis dix heures et demie;
cela ne fait pas encore bien longtemps. Excusez-moi de vous dire cela. Car nous ne nous connaissons pas.
N'eSt-ce pas, nous nous sommes rencontrés ce soir dans l'escalier, nous avons seulement échangé quelques paroles de courtoisie, et voilà que je vous parle déjà de ma
[Manuscrit A]
Et lesgens en beaux atours Foulent le gravier d'un pas hésitant, Sous ce grand ciel
j2K/ fC~M~ /OM/~M
Quides collines du lointain
S'étend aux lointaines collines1.
Tradition Claude David.
Description d'un combat (m s. A)
petite amie. Mais, de grâce, pardonnez-moi. Je déborde de bonheur, cela est plus fort que moi. Et comme je ne connais ici personne à qui me confier. »
Ce furent là ses propos. Pour moi, je le regardai tristement car le morceau de tarte que j'avais à la bouche n'était pas excellent et je lui répondis en plein visage, dans son joli visage rougeaud « Je me réjouis de vous paraître digne de confiance, mais je suis triste que vous me racontiez tout cela. Et vous-même, si vous étiez moins troublé, vous sentiriez combien il est incongru de parler de son amoureuse à un monsieur assis tout seul devant son verre de liqueur.»
Lorsque j'eus dit ces mots il s'assit brusquement, se renversa en arrière, les bras pendants; puis il les rejeta derrière lui en faisant pointer ses coudes et se mit à parler d'une voix assez haute « Nous sommes restés tout seuls dans la pièce, moi et Annette et je l'ai embras- sée, embrassée sur la bouche, sur l'oreille, sur les épaules".»
Quelques messieurs, qui se tenaient à proximité et qui soupçonnaient une conversation animée, se rappro- chèrent de nous en bâillant. Je me levai donc et dis à voix haute « Bon, si vous voulez, je viens; mais il est absurde d'aller se promener à cette heure-ci sur le mont Saint-Laurent1, car il fait encore froid et, comme il est tombé un peu de neige, les chemins sont de vraies patinoires. Mais, si vous voulez, je vais venir avec vous.»
Il me regarda tout d'abord d'un air étonné, et ouvrit sa bouche aux grandes lèvres rouges et humides. Mais, en découvrant les messieurs qui étaient déjà tout près de nous, il se mit à rire, se leva et dit « Mais si, la fraîcheur nous fera du bien; nos vêtements sont impré- gnés de chaleur et de fumée; d'ailleurs, je suis peut- être un peu gris, sans pourtant avoir beaucoup bu. Oui, nous allons prendre congé et puis, nous partirons.»
Nous nous rendîmes donc à la rencontre de la maî- tresse de maison et comme il lui baisait la main « Vrai-
ment, je suis ravie, lui dit-elle, de vous voir aujourd'hui un visage si heureux; il est d'ordinaire si grave et si morose.» Ces bonnes paroles l'émurent et il lui baisa la main une seconde fois; elle sourit.
Dans le vestibule se tenait une femme de chambre, que nous n'avions pas remarquée jusqu'alors. Elle nous
Récits et fragments narratifs
aida à passer nos manteaux, puis elle prit une petite lampe portative pour nous éclairer dans l'escalier. Oui, cette fille était belle. Son cou était nu; elle portait seu- lement un ruban de velours noir sous le menton; son corps, recouvert d'amples vêtements, se penchait avec grâce, tandis qu'elle descendait l'escalier devant nous en abaissant sa lampe. Ses joues étaient rouges, car elle avait bu un peu de vin et ses lèvres étaient entrouvertes.
Au bas de l'escalier, elle posa sa lampe sur une marche, fit un pas vers mon compagnon en titubant un peu, le prit dans ses bras, l'embrassa et resta immobile dans cette position. Ce fut seulement quand je lui eus glissé une pièce de monnaie dans la main qu'elle dénoua son étreinte, à demi endormie; elle ouvrit lentement le petit portail et nous laissa partir dans la nuit.
Au-dessus de la rue déserte, baignant dans la clarté uniforme de la pleine lune, s'étendait le ciel, que de légers nuages faisaient paraître plus vaste encore. On glissait en marchant et on ne pouvait donc avancer qu'à petits pas.
À peine fûmes-nous à l'air libre que je parus envahi
d'une grande gaieté. Je levais une jambe, puis l'autre, avec une sorte de pétulance, je faisais craquer joyeuse- ment mes articulations; ou bien je criais un nom, comme si je venais de voir un ami disparaître au tournant de la rue; je lançais mon chapeau en l'air et le rattrapais
fièrement.
Mais mon compagnon marchait à mon côté sans se soucier de cette mimique. Il gardait la tête basse et ne disait pas un mot.
Je m'en étonnai, car je m'étais attendu à le voir se livrer à une joie désordonnée, dès qu'il se serait trouvé loin des gensa. Je me calmai. Je venais de lui appliquer un joyeux coup sur l'épaule pour l'encourager, lorsque je pris honte et retirai ma main d'un geSte gauche. Ne sachant plus qu'en faire, je la mis dans la poche de
mon manteau.
Nous marchions donc en silence. J'écoutais le bruit de nos pas sans parvenir à comprendre pourquoi je ne pouvais marcher au même rythme que mon compagnon.
Cela m'agaçait un peu. Il y avait clair de lune et on y voyait distinctement. De temps à autre, quelqu'un nous regardait, penché à sa fenêtre.
Description d'un combat (ms. A)
Lorsque nous arrivâmes dans la rue Ferdinand1, je
m'aperçus que mon compagnon s'était mis à fredonner une mélodie; en sourdine, il eSt vrai, mais assez fort pour que je l'entende. Je trouvai cela choquant à mon égard. Pourquoi ne me parlait-il pas ? S'il n'avait pas besoin de moi, pourquoi ne m'avait-il pas laissé en paix ? Je me rappelai avec irritation toutes ces frian- dises que j'avais laissées à cause de lui sur mon guéridon.
Je me rappelai aussi la Bénédictine, ce qui me rendit un peu plus joyeux et presque arrogant. Je mis mes mains sur mes hanches et m'imaginai que j'allais me promener de mon propre gré. Je venais de passer la soirée en société, j'avais sauvé un jeune ingrat du ridi- cule et j'allais me promener maintenant au clair de lune.
C'était là une vie bien naturelle, presque excessivement naturelle". La journée au bureau, le soir dans le monde, la nuit dans les rues, et le tout sans excès6.
Cependant, mon compagnon marchait toujours der- rière moi; il pressa même le pas, lorsqu'il remarqua mon avance, comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle du monde. Mais moi, je me demandai s'il ne serait pas convenable de m'engager dans une rue laté- rale car rien ne m'obligeait à cette promenade à deux.
Je pouvais fort bien rentrer chez moi tout seul et per- sonne n'avait le droit de m'en empêcher. Arrivé dans ma chambre, j'allumerais sur ma table ma lampe au pied de fer forgé, je m'assiérais dans mon fauteuil, qui est posé à l'endroit où le tapis d'Orient est déchiré.
Lorsque j'en fus là, je fus saisi de faiblesse, comme chaque fois que je pense à rentrer chez moi et à passer des heures entières, tout seul entre mes murs peints, sur le plancher dont on aperçoit le reflet oblique dans la glace à cadre doré, pendue au mur de derrière. Non pas cela. Mes jambes sentaient la fatigue et j'étais déjà
décidé à rentrer chez moi en tout cas et à aller me cou-
cher, lorsque je me demandaisi je devais, en m'en allant, prendre congé ou non de mon compagnon. Mais j'étais trop timide pour partir sans lui dire au revoir et trop faible pour lui crier « bonne nuit!» Je m'arrêtai donc, appuyé contre un mur de maison éclairé par la lune, et j'attendis.
Mon compagnon me rejoignit d'un pas joyeux, mais sans doute aussi un peu inquiet. Il faisait de grands
Récits et fragments narratifs
geStes, clignait des paupières, étendait les bras à l'hori- zontale devant lui, redressait vivement sa tête, sur laquelle était posé un chapeau melon noir, comme pour me démontrer qu'il appréciait fort la plaisanterie à laquelle je me livrais pour le distraire. J'étais désemparé, et je dis à voix basse « C'est une joyeuse soirée. » J'essayai de rire, mais je n'y parvins pas. « En effet, me répondit-il,
et avez-vous vu comment la femme de chambre m'a
embrassé ?Je ne pouvais pas parler, j'avais des larmes dans la gorge; aussi m'employai-je à imiter le son du cor de chasse, pour ne pas rester silencieux. Il se bou- cha d'abord les oreilles, puis il se saisit de ma main droite, qu'il secoua avec reconnaissance. Elle devait être froide, car il la lâcha aussitôt en disant « Votre main est glacée. Oh! la vilaine main froide. Les lèvres de la soubrette étaient plus chaudes, à coup sûr.» Je fis un signe de tête approbateur. Mais, en suppliant le bon Dieu de m'accorder de la force d'âme, je lui dis « Oui, vous avez raison, nous allons rentrer chez nous; il est tard, et demain matin de bonne heure, il faut que je sois au bureau; il est vrai qu'on peut y dormir, mais ce n'est pas commode. Vous avez raison, nous allons rentrer chez nous.» Et je lui tendis la main, comme si cette affaire était réglée définitivement. Mais il reprit mon propos" en souriant « Oui, vous avez raison; on n'a pas le droit de perdre une telle nuit à dormir dans son lit.» Et, joyeux de cette idée qu'il venait d'avoir, il saisit vigoureusement mon vefton au niveau de ma poitrine il ne pouvait atteindre plus haut et, pris d'une humeur folâtre, il se mit à me secouer, puis il ferma les yeux à demi et me dit sur le ton de la confi- dence « Savez-vous ce que vous êtes ? Vous êtes comique comique comique com.» Ce disant, il se remit à marcher et je le suivis sans m'en apercevoir, car j'étais occupé par ce qu'il venait de dire.
Je m'en réjouis d'abord, car cela paraissait montrer qu'il soupçonnait en moi quelque chose qui, à vrai dire, n'y était pas, mais qui me valait son estime par le seul fait qu'il en supposait en moi l'existence. Cette relation entre nous me rendit heureux. J'étais satisfait de ne pas être rentré chez moi et mon compagnon me devint très précieux, comme quelqu'un qui me donnait de la valeur sans que j'eusse préalablement à l'acquérir!
Description d'un combat (ms. A)
Je considérai mon compagnon avec tendresse'. Je le protégeai en pensée contre les dangers, en particulier contre des rivaux ou des jaloux. Sa vie me devint plus chère que la mienne. Je trouvais son visage beau" et j'étais fier de sa chance auprès des femmes et je parti- cipais aux baisers que les deux jeunes filles lui avaient donnés ce soir-là. Oh oui, la joyeuse soirée! Demain, mon compagnon parlera à Mlle Anne; d'abord des banalités, naturellement, mais tout à coup, il lui dira
« Hier, en pleine nuit, je me suis trouvé avec un homme comme tu n'en as certainement jamais rencontré. Il a l'air comment te dire ? il a l'air d'une perche qui se balance sur laquelle on aurait maladroitement embro- ché un crâne à la peau jaune et aux cheveux noirs. Il est revêtu d'une multitude de petits morceaux d'étoffe d'un jaune cru, qui le recouvraient hier complètement, car il n'y avait pas de vent et ils lui collaient au corps.
Il marchait timidement à mon côté. Toi, ma petite Annette, qui sais si bien embrasser, je crois que tu aurais un peu ri et que tu aurais eu un peu peur; mais moi, dont l'âme est toute dévorée d'amour pour toi, j'étais enchanté de sa présence. Il est peut-être malheureux et c'est la raison pour laquelle il reste à ne rien dire et pourtant on se sent à côté de lui dans une heureuse inquiétude, qui ne veut pas cesser. J'étais hier comme
ployé par mon propre bonheur. Il me semblait, quand
sa chétive poitrine se soulevait, que se soulevait la voûte rigide du ciel étoilé. L'horizon s'ouvrait et, sous des nuages enflammés, apparaissaient à l'infini des paysages semblables à ceux qui nous rendent heureux. Ciel, que je t'aime, Annette! J'aime mieux un de tes baisers qu'un paysage. Ne parlons plus de lui et aimons-nous.»Lorsque nous eûmes atteint le quai, en marchant ainsi à pas lents, j'enviais bien à mon compagnon ses baisers2, mais je ressentais aussi joyeusement la honte intérieure qu'il devait éprouver à m'apercevoir ainsi en face de lui.
Voilà ce que je pensais. Mais, à cet endroit, mes pen- sées se perdirent, car la Moldau et les quartiers de l'autre
rive étaient plongés dans l'obscurité. Seules brillaient
quelques lumières, qui faisaient cligner les yeux.Nous étions arrêtés au bord du parapet. J'enfilai mes
gants, car une brise froide montait du fleuve; puis je
soupirai sans motif, comme il arrive sans doute, la nuit,
Récifs et fragments narratifs
au bord d'une rivière et je voulus continuer ma route.
Mais mon compagnon regardait dans l'eau sans bou- ger. Puis il s'approcha davantage encore du garde-fou, prit appui avec ses coudes contre le métal et mit son front entre ses mains. Cela me parut insensé. J'avais froid, et je relevai le col de mon pardessus. Mon compa- gnon s'étira et, en s'appuyant sur ses bras déployés, il pencha le haut du corps par-dessus le parapet. Pris de gêne, je me hâtai de prendre la parole, pour réprimer
un bâillement « N'est-ce pas, c'est curieux, la nuit
seule est capable de nous plonger dans nos souvenirs.
Tenez, en ce moment, par exemple, je me rappelle cecia.
J'étais une fois assis sur un banc, au bord d'un fleuver, le soir, le corps tout de travers. J'avais posé ma tête sur mon bras, que j'appuyais sur le dossier de bois; je regardais les montagnes ennuagées de l'autre rive et j'écoutais une double mélodie que quelqu'un jouait au violon à l'hôtel Beau-Rivage. Des deux côtés du fleuve, des trains manoeuvraient dans un panache de fumée. » Ce furent là mes paroles et je cherchais fiévreusement, par-delà les mots, à inventer des histoires d'amour et des situations extraordinaires un peu de brutalité et une bonne affaire de viol n'auraient pas fait mauvais effet.
Mais à peine avais-je proféré les premiers mots que mon compagnon, indifférent et seulement étonné, à ce qu'il me parut, de me trouver encore là, se tourna vers moi et me dit « Voyez-vous, c'est toujours comme cela que tout commence. Aujourd'hui, en descendant
l'escalier pour faire encore une promenade nocturne
avant d'aller dans le monde, je m'étonnais de voir mes mains rouges s'agiter à l'intérieur de mes manchettes blanches, avec une allégresse inaccoutumée. Je sen- tis venir l'aventure. C'est toujours ainsi que cela com- mence.» Il s'était déjà remis en marche et semblait ne pas attacher beaucoup d'importance à cette observation.Mais moi, j'en étais fort ému et il me fut pénible de penser que ma haute taille pouvait lui être désagréable, parce qu'il pouvait avoir l'impression d'être trop petit
à côté de moi. Et cette situation me tourmenta bien
qu'il fît nuit noire et que les rues fussent presque vides au point que je me mis à courber l'échine jusqu'à tou- cher mes genoux de mes mains en marchant. Mais, pour éviter que mon compagnon ne devinât mon intention,
Description d'un combat (ms. A)
je procédai par degrés et avec beaucoup de précautions, tout en cherchant à détourner son attention par des
remarques sur les arbres de l'île-aux-Archers ou sur le
reflet dans l'eau des réverbères du pont. Mais il fit sou- dain demi-tour, tourna son visage vers moi et me dit avec indulgence « Mais pourquoi donc marchez-vous ainsi ? Vous voilà plié en deux et presque aussi petit que moi. »Comme il avait dit ces mots avec bienveillance, je lui répondis « Il se peut. Mais j'aime me tenir ainsi.
Je suis de nature débile, voyez-vous, et il m'est difficile de me tenir debout. Ce n'est pas une petite affaire, je suis très grand. »
Il me dit, l'air un peu méfiant « Mais ce n'est qu'un caprice. Vous vous teniez très bien debout tout à l'heure, me semble-t-il, et en société, vous vous conduisiez de manière acceptable. Il vous est même arrivé de danser, n'est-ce pas ? Non? En tout cas, vous vous teniez droit et vous en êtes certainement encore capable.»
Je tins bon et écartai ses objections d'un geste de la main, comme on fait quand on a de bonnes raisons.
« Oui, oui, je me tenais droit. Mais vous me sous-estimez.
Je sais ce que la politesse exige et c'est pourquoi je
marche baissé".»
Mais la chose ne lui parut pas si simple; troublé par son bonheur, il ne comprenait pas l'enchaînement de mes paroles et se contenta de dire « Soit, à votre guise»
et il leva les yeux vers l'horloge de la Tour-du-Moulin, qui marquait presque une heure.
Mais je me dis à moi-même « Comme cet homme-là
est sans cœur! Comme son indifférence envers mon
humilité est caractéristique Voilà, il est heureux et c'est bien la manière6 des gens heureux de trouver naturel tout ce qui se passe auprès d'eux. Leur bonheur constitue un ensemble lumineux. Et si, maintenant, je m'étais jeté à l'eau ou si je m'étais roulé dans des convulsions, ici, sur le pavé, sous l'arche de ce pont, tout cela aurait paisiblement trouvé place à l'intérieur de son bonheur".
Oui, si l'humeur l'en prenait un homme heureux est dangereux, cela n'est pas douteux, il pourrait m'assom- mer comme un malandrin. Cela est certain et, comme je suis lâche, la peur m'empêcherait même de crier. Mon Dieu Je me retournai, saisi d'angoisse. Au loin,
Récits et fragments narratifs
devant un café aux vitres rectangulaires et noircies, un
agent de police s'exerçait à glisser sur le pavé. Son
sabre le gênait un peu; il le prit à la main, ce qui facilita beaucoup les choses. Et, en l'entendant chantonner, car il n'était pas très éloigné, j'eus la conviction qu'il ne viendrait pas à mon secours si mon compagnon vou-lait m'assommer.
Mais maintenant, je savais aussi ce qu'il me restait à faire je suis toujours plein de résolution dans les situa- tions terrifiantes. Il me fallait fuir. C'était tout simple.
Là, au tournant du pont Charles-IV, je me jetterais à droite dans la rue du même nom, une ruelle tortueuse, pleine de porches obscurs et de cabarets qui étaient encore ouverts; il n'y avait pas lieu de désespérer.
Lorsque nous eûmes franchi l'arche qui est au bout du quai, je me jetai dans cette rue, les bras en l'air;
mais devant une petite porte de l'église, je butai contre une marche que je n'avais pas vue. Il y eut un grand bruit. Le réverbère le plus proche était assez éloigné, je
restai étendu dans l'obscurité. Du cabaret d'en face sor-
tit une grosse femme avec une petite lampe fumeuse,
pour voir ce qui était arrivé dans la rue. Le piano cessa
et un homme ouvrit toute grande la porte, qui était restéejusqu'alors entrebâillée. Il cracha superbement sur la
marche et, en chatouillant la femme entre les seins, il dit que ce qui venait de se passer était, en tout cas, sans importance. Ils firent demi-tour et la porte se
referma.
Quand je tentai de me relever, je retombai. « C'est le verglas », dis-je; je sentais une douleur au genou.
Mais je me félicitais que les gens du cabaret ne pussent pas me voir. Il me semblait que le plus commode était de rester couché là jusqu'à l'aube.
Sans doute mon compagnon était-il allé jusqu'au pont avant de remarquer mon absence, car il ne revint qu'un bon moment plus tard. Je ne notai en lui aucun étonne- ment, lorsqu'il se pencha sur moi avec pitié et me caressa doucement. Il me passa la main sur les pom- mettes, puis posa deux gros doigts sur mon front bas.
« Vous vous êtes fait mal, n'est-ce pas ? Il y a du verglas et il faut être prudent. La tête vous fait mal ? Non ? Ah, le genou, voilà. » Il parlait d'une voix chantante, comme s'il racontait une histoire, une agréable histoire,
Description d'un combat (ms. A)
au demeurant, où il était question d'une douleur très éloignée dans le genou. Il agitait aussi les bras, mais il ne songeait pas à me relever. J'appuyai ma tête sur ma main droite, le coude sur le pavé et dis vivement,
afin de ne pas l'oublier « Je ne sais vraiment pas pour-
quoi j'ai pris vers la droite. Mais j'ai vu sous les arcades de cette église je ne sais plus comment elle s'appelle, oh! excusez-moi, je vous prie! j'ai vu passera un chat. Un petit chat, et qui avait6 un pelage clair. C'est pourquoi je l'ai remarqué. Oh non, ce n'était pas cela,pardonnez-moi; mais on a assez de peine, pendant la
journée, à rester maître de soi. Si on dort, c'est préci- sément afin de reprendre des forces pour cela; mais, si on ne dort pas, il n'est pas rare que l'on soit poussé à faire des choses dénuées de sens; mais il serait malséant, de la part des gens qui nous accompagnent, de mani-fester à haute voix leur étonnement. »
Mon compagnon avait mis les mains dans ses poches;
il regarda du côté du pont, qui était vide, puis du côté de l'église des Croisés et enfin vers le ciel, qui était sans nuages. Comme il ne m'avait pas écouté, il dit tout à coup, pris d'anxiété « Mais pourquoi ne parlez- vous pas, mon cher ? vous sentez-vous mal ? pourquoi diable ne vous relevez-vous pas ? il fait froid ici, vous allez vous enrhumer; et d'ailleurs, n'avions-nous pas décider d'aller au mont Saint-Laurent ?»
« Certainement, dis-je, excusez-moi », et je me rele- vai sans aide, mais au prix d'une vive douleur. Je chan- celai et dus regarder fixement la statue de Charles IV pour assurer mon équilibre. Mais le clair de lune était maladroit, et Charles IV lui-même se mit en mouve- ment. Je m'en étonnai et mes jambes retrouvèrent toutes leurs forces, quand je me dis que Charles IV pourrait bien s'effondrer, si je ne retrouvais pas un peu de stabi- lité. Peu après, cet effort cependant me parut inutile, car il n'empêcha pas Charles IV de s'abattre sur le sol, juste au moment où il me vint à l'esprit que j'étais aimé d'une jeune fille vêtue d'une belle robe blanche1.
Je fais bien des choses inutiles et j'oublie l'essentiel.
Quelle heureuse inspiration, que cette jeune fille". Et la lune était assez aimable pour m'éclairer, moi aussi, de ses rayons. Et j'allais, par discrétion, me placer sous la voûte de la Tour-du-Pont, quand je compris qu'il
Récifs et fragments narratifs
était après tout naturel que la lune éclairât toute chose.
De joie, j'ouvris tout grands les bras pour jouir pleine- ment de sa clarté. À cet instant, des vers me vinrent à l'esprit
Je saut au de par les rues Tel un coureur ivre, Martelant l'air de mes pas.
Et il me fut facile, exécutant nonchalamment de mes bras les mouvements du nageur, d'avancer sans peine et sans douleur. Ma tête reposait mollement dans l'air frais et l'amour de la jeune fille à la robe blanche me plongeait dans une extase triste, car il me semblait, en nageant, m'éloigner de cette jeune fille amoureuse de moi et des montagnes ennuagées de la contrée où elle vivait. Et je me rappelai que je m'étais un jour pris de haine pour un ami heureux, qui peut-être cheminait encore à mon côté, et je me réjouis de la qualité de ma mémoire, qui parvenait à conserver même de pareils détails. Car la mémoire a tant de choses à garder. C'est ainsi que je pus tout à coup appeler toutes les étoiles par leur nom, bien que je ne l'eusse jamais appris.
Oui, c'étaient des noms étranges, difficiles à retenir, mais je les connaissais tous et très exactement. Je levai l'index en l'air et je citai à haute voix le nom de chaque étoile.
Mais je ne pus mener bien loin cette énumération, car il me fallait continuer à nager, sous peine de couler. Mais, pour n'avoir pas à m'entendre dire plus tard que le pre- mier venu était capable de nager sur le pavé et qu'il n'y avait rien là qui fût digne d'être raconté, je franchis d'un seul élan le parapet et me mis à nager dans l'air autour de toutes les Statues de saints que je rencontrais
sur ma route. À la cinquième, comme je parvenais, par
de soudains coups de rein, à m'élever au-dessus de la chaussée, mon compagnon me saisit par la main. Je me retrouvai alors sur le pavé et ressentis une douleur dans le genou. J'avais oublié les noms des étoiles et de cette jeune fille bien-aimée; je savais seulement qu'elle avait eu une robe blanche et je ne parvenais plus à merappeler quels motifs j'avais eus de croire à l'amour de
la jeune fille. Il naquit en moi une grande colère fort
justifiée contre ma mémoire et la crainte de perdre laDescription d'un combat (ms. A)
jeune fille. Et je me mis à répéter sans cesse, au prix d'un grand effort « robe blanche, robe blanche », afin de garder, grâce à cet unique signe, le contait avec la jeune fille. Mais cela ne me servit à rien. Mon compa- gnon s'approchait de moi toujours davantage avec ses discours, et, au moment où je commençais à comprendre ses propos, une lueur blanche se mit à gambader tout au long du parapet, frôla la Tour-du-Pont et bondit
dans la rue obscure.
« J'ai toujours aimé, disait mon compagnon en mon- trant la Statue de sainte Ludmila, j'ai toujours aimé les mains de cet ange, à gauche. Leur délicatesse est sans limites et ces doigts écartés tressaillent. Mais, depuis la soirée d'aujourd'hui, ces mains me sont devenues indif- férentes, je puis bien le dire, car j'en ai baisé de toutes pareilles. » Il me saisit alors à bras-le-corps, déposa des
baisers sur mes vêtements et donna de la tête contre moi.
Je dis « Oui, oui. Je vous crois. Je n'en doute pas»
et, ce disant, je lui pinçais les mollets, pour autant du moins qu'il me laissait la liberté de mes mouvements.
Mais il ne s'en apercevait pas. Je me dis alors à part moi « Pourquoi vas-tu te promener avec cet homme-là ? Tu ne l'aimes pas, tu ne le détestes pas non plus. Une fille fait tout son bonheur et il n'est même pas certain qu'elle ait une robe blanche. Cet homme t'est donc indifférent répète-le indifférent. Il n'est d'ailleurs même pas dangereux, comme tu as pu le constater.
Continue donc à l'accompagner jusqu'au mont Saint- Laurent, puisque tu es déjà en route. La nuit est belle.
Mais laisse-le parler! amuse-toi à ta façon. Ce sera dis-le tout bas ton meilleur moyen de défense.»
Table des matières
Il regardait par la fenêtre [.]J 800 Le malade était reslé seul [.] 800
NOTICES, BIBLIOGRAPHIES, NOTES RECTIFICATIVES AUX TRADUCTIONS, NOTES ET VARIANTES
Note sur la présente édition 805
Notices, bibliographies, notes reBificatives aux traductions,
notes et variantes 811I